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Précarité de l’œuvre

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Précarité de l’œuvre
26 Sep 2024

Précarité de l’œuvre

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   Précarité de l'oeuvre  (Philosophie sociale)

De tout temps, l'être humain a tenté de se consoler de  l’inéluctabilité de la fin de son existence , par la conscience de ses oeuvres.

Celles ci pouvaient être petites ou grandes, illustres ou banales et quotidiennes. Qu'importe! Ce qui comptait en quelque sorte c'était que ce qui était fait ne pouvait plus en quelque sorte être effacé.

Cette distinction entre l'être qui passe et le "faire" qui laisse des traces est sans doute à la base non seulement de nos cultures, mais de toute civilisation.

Le déferlement de la précarité, en cours depuis la fin du XXème siècle a impacté nos vies sociales, politiques, sanitaires, culturelles  et économiques. Il est moins connu et moins analysé le fait que la Précarité affecte aujourd'hui également notre sentiment d'exister à travers ce que l'on crée et ce que l'on laisse.

L'exemple récent de l'attaque réputationnelle concernant la figure de l'Abbé Pierre vient s'ajouter à de très nombreux autres cas, pour illustrer comment le passé n'est plus à l'abri de la destruction et de la fragilisation.

Aujourd'hui, il n'est plus possible de dire que ce "qui est fait est fait"; car tout peut être défait quelques années plus tard.

Il n'est pas dans le sujet de ce texte de porter un jugement sur la légitimité de ces changements en cours. Je me borne à en analyser la nature et les effets et surtout sur ce que cela change et peut changer sur la manière d'être au monde , en tant qu'individu , quand celui ci devient conscient de la précarité de son passé même.

Habituellement la précarité affecte le présent et surtout la perception de l'avenir de tout un chacun. Comment se renforce-t-elle, cette précarité, quand elle est en mesure de s'étendre jusqu'au passé?

Car ici, comme en témoigne l'exemple récent de l'Abbé Pierre, nous pouvons relever que la précarisation de l'oeuvre produite a deux caractéristiques majeures.

Rétroactivité de la précarité

Dans le premier temps, la précarité a donc un effet possible rétroactif. Peu importe l'immensité de l'oeuvre produite, son impact et l'aura qu'elle a pu revêtir sur des périodes longues ou brèves, nous savons aujourd'hui qu'il n'y a nul abri dans le passé et que celle ci peut à tout moment , rétroactivement, être réinterprétée et détruite.

Dans l'exemple de l'Abbé Pierre, ce phénomène est saisissant,  du fait de l'immense reconnaissance de l'oeuvre accomplie et de la durée de ce prestige, puisque ce personnage était déjà ce qu'on appelle aujourd'hui, une "icône" depuis les années 1950, analysée et "immortalisée" comme un "Mythe moderne", par un texte célèbre de Roland Barthes (1957).

Invasivité de la rétroactivité

Il n'y aurait rien d'automatique , quand on y réfléchit bien, à ce qu'une relecture de la nature , de la personnalité d'un homme et a fortiori de sa conduite ou de son oeuvre aboutisse à disqualifier totalement celle-ci.  Il est important d'opérer une telle précision, tellement, à l'inverse tout nous porte à, considérer comme naturel aujourd'hui qu'il en soit autrement.

Actuellement,  si nous prenons la peine de l'observer, nous sommes tous enclins à trouver naturel qu'une mise en cause rétroactive sur un aspect de la personnalité ou la conduite d'un sujet, ou d'un auteur,  nous force , par précaution, à réfuter toute son oeuvre, son héritage et la somme de ses faits accomplis.

Ici aussi, le cas de l'Abbé Pierre demeure emblématique puisqu'il est question d'aller jusqu'à débaptiser des rues ou les organisations dont il a été l'origine.

Pourquoi le faisons nous? Si nous analysons un peu, nous retrouverons comme motivation. principale, la "peur" qui est la caractéristique même de la Précarité.  Nous trouvons plus sage de réfuter et d'invalider tous les aspects de ce qu'un homme a fait ou a laissé, "par peur" que ce que nous découvrirons plus tard peut être encore à son sujet ne vienne compromettre ce que nous aurions préservé.

C'est bien par précaution, pour préserver notre sécurité intellectuelle, pour nous protéger d'hypothétiques et futures désillusions , que nous préférons tout annuler et détruire ainsi ce qui relèverait de la complexité et du contradictoire, pourtant caractéristiques de l'Humain.

Nous mettons ainsi en pratique un nouveau principe de précaution, qui consiste en la destruction complète d'un héritage, au prix de laisser des trous, des incompréhensions, des incohérences dans notre passé même.

  Un passé comme un gruyère

Car comment pourrions nous vivre avec un passé, une culture collective perpétuellement en risque de destruction? S'il est normal et sain de revisiter le passé, de le reconsidérer , de le réinterpréter régulièrement, ce qui est notre tâche historique en tant que sujets humains, cela supposerait a minima un véritable travail d'analyse, de précision, de distinction qui non seulement n'est plus de mise aujourd'hui, mais qui semble dorénavant interdit.

Le Philosophe, Bernard Stiegler, décrivait le processus de son concept de prolétarisation, comme se déployant en trois étapes successives dont la dernière était "la perte du pouvoir d'exister".  Si nous admettons, que le concept de Précarité recoupe pour une grande part ou totalement celui de Prolétarisation, nous voyons bien cette troisième étape en acte, dans le fait de priver le Sujet contemporain, d'un passé suffisamment sûr, pour asseoir l'assurance de produire sa propre oeuvre.

Car à quoi bon produire une oeuvre qui ne rencontrera pas seulement sa difficulté dans le temps propre de sa réalisation, mais qui risque à tout moment, au gré des changements de standarts culturels, d'être annulée à tout moment du futur?

Le sujet humain, risque ainsi actuellement de devenir sans oeuvre, c'est à dire littéralement d'être désoeuvré.

  Accepter le négatif

Nous devrions à l'inverse avoir une toute autre attitude. Comprendre le principe de contradiction dans les jugements que nous portons sur les oeuvres accomplies.

La pensée positive a tellement envahi nos vies que nous ne sommes plus capables d'envisager le négatif, le contraste , le contradictoire, pourtant au coeur de toute oeuvre.

L'héritage de l'Abbé Pierre est sans doute encore plus saisissant et important du fait même des contradictions dont il porte l'empreinte. Loin de nous en détourner, de le rejeter, ce qui peut nous faire progresser aujourd'hui c'est de comprendre les processus des contradictions mêmes, qui en sont à l'origine.

Ce n'est qu'à ce prix que nous pourrons continuer à produire des oeuvres, à laisser des traces et être des humains au sens complet du terme, c'est à dire créateurs.

Sinon, par précaution, nos existences ne seront plus que prisons.

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