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Continence de la joie

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Continence de la joie
07 Mai 2024

Continence de la joie

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Parmi tous les enfants et jeunes, confrontés à la précarité, que j'ai pu rencontrer depuis des dizaines d'année, un caractère  commun m'est souvent apparu: la difficulté pour eux de ressentir, exprimer ou accepter la joie.

Des enfants agités, survoltés, ou au contraire anémiés, dépressifs ; enfermés ou explosifs, j'en ai  croisé des centaines.  On ne s'aperçoit pas tout de suite que la joie leur fait défaut. En effet, nombre d'entre eux peuvent rire bruyamment, se moquer, se mettre en scène. Sont-ils joyeux pour autant?

La joie, je veux dire la vraie joie n'est pas la gaîté. C'est tellement vrai que des enfants, des adultes tristes peuvent la ressentir, la reconnaître et souvent.  Comment décrire la joie autrement que comme un moment de compréhension, de clarté , de soi parmi les autres et dans le monde? Un intense sentiment d'être à sa place, et que le moment est unique.  Et même que ce n'est pas grave que ce moment ne dure pas. Un instant de joie se suffit à lui même et n'en demande pas plus.

Or, les enfants précaires ont l'impression profonde qu'ils n'ont pas le droit, pas les moyens de vivre des moments comme cela. Ils ont même tendance quand cette joie pointe son nez, quand elle pourrait être là, à la mettre en échec: agressivité , comportements d'auto-exclusion, ou simple retrait  constituent autant de recours pour ne pas ressentir ce que la joie peut avoir de gênant pour eux. C'est la "continence de la joie".

Curieusement les mêmes ont au contraire et mettent en avant une solide revendication et ambition de bonheur.  Bien sûr, le bonheur pour eux revêt des formes désincarnées de tout ce qui leur semble manquer à leur entourage et environnement: il faudrait du succès, de la popularité,  de la richesse aussi bien sûr.  Il leur est interdit de douter que cela doit être leur but ultime, même si la réalité de chaque jour leur donne tort.

C'est que "leur droit", leur exigence du bonheur ne ressort pas chez eux d'une croyance rationnelle; ce serait plutôt une condition,  un incontournable. Sinon comment existeraient-ils?  La peur du vide, de ne pas savoir non seulement ce qu'ils seront,  mais tout simplement s'ils seront,  les rive à l'impératif de croire au bonheur comme leur dû.

Bien sûr c'est souvent le malheur de leurs parents , ou celui qu'ils ressentent avec ceux-ci qui, par réaction, développe cette fixation. Ce sera le bonheur ou rien.

La recherche du bonheur ne touche pas que les enfants précaires; il y a un immense écho dans la culture moderne pour légitimer, normaliser cette quête.

Par  facilité de réflexion, on en a fait un but social, inséparable de la notion d'un individu. Qu'est ce qu'un individu? Quelqu'un qui recherche le bonheur...

Bien entendu, cette quête paraît moins déraisonnable pour ceux qui ont déjà tous les atouts , qui en ont, pourrait-on dire , un avant goût.

Le bonheur n'est pas la joie, et la joie n'est pas le bonheur.  La joie est immédiate , matérielle, évidente. Le bonheur ressemble toujours à un horizon qui s'éloigne au fur et à mesure qu'on s'avance.  La joie est là; le bonheur c'est ce qui manque mais que l'on vise.

Le bonheur ne concerne que l'individu et est ressenti comme un dû, un droit, une nécessité. La joie est toujours une surprise.

Sur de nombreux aspects, la Pédagogie sociale peut être décrite comme une pédagogie de culture de la joie. C'est ainsi que la décrivent les grands pédagogues , tels Freinet ou Korczak, pour qui cette joie était le signe même que leur pédagogie "fonctionnait"; une signature en quelque sorte.

Korczak en a fait une philosophie , celle des "moments pédagogiques",  ces moments qui font sens tant pour le collectif que pour les personnes qui le composent.  Freinet décrit cette joie , suscitée par sa pédagogie , comme un "jaillissement", une expression libre, une énergie d'agir dans le monde. Épris de philosophie vitaliste, il qualifie cette joie "d'expression de la vie même". Ils parlent de la même chose.

Dans le quotidien de nos pratiques dans les rues, les quartiers, les bidonvilles, la joie est un peu notre marque de fabrique. Elle n'est pas aussi naturelle que la décrit Freinet. Pour qu'elle jaillisse, il  a fallu de la sécurité, de la continuité, de la rassurance, de l'organisation ( donc une pédagogie).

Parmi tous les publics souvent précaires auxquels s'adressent les actions en Pédagogie sociale,  les plus accessibles, les plus doués pour la joie, sont souvent les tziganes, les Rroms.  Pour eux , notre pédagogie est facile à comprendre comme une "fabrique de joie". Car culturellement, cette pédagogie rejoint une attitude face à la vie assez caractéristique de ce peuple. C'est ce qu'en langue romani, on appelle "la Baxt" et qu'on traduit de façon assez erronée par le mot "Chance".

La "Baxt", c'est ce qui permet de croire qu'au milieu d'un grand malheur,  on peut éprouver de la joie pour des petites choses et qu'on peut se récupérer, se redresser dans cette joie même. Ta maison a été détruite; tu as perdu toutes tes affaires et tu trouves par hasard, sur le sol un paquet de cigarettes presque plein. Tu te réjouis de cette chance. Telle est la "Baxt".

A l'instar de ce que vivent nos publics, pour nous mêmes, acteurs sociaux, l'ordre des choses, les évolutions sociales, culturelles, environnementales, économiques, politiques nous sont contraires; mais nos actions sont plus fortes, car elles sont joyeuses.

Soyons incontinents de nos joies.

 

 

 

 

 

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